Là s’en vont les seigneuries est né d’un souvenir de l’écrivain Alice Becker-Ho.
Été 1970, un voyage dans l’Espagne franquiste vers un rendez-vous qui conduit deux couples à un singulier périple en Vieille Castille, dans la province de Soria. Quelque part, au bout d’une piste sans fin se dresse Rello, ancienne forteresse dont le nom a disparu des cartes et dont l’origine reste un mystère. Le magnétisme de Rello retient ceux qui y sont arrivés par hasard…
Aller là-bas, c’était risquer de ne rien retrouver d’un souvenir.
Rello, 400 âmes en 1970, 16 en 2002. Un nid d’aigle et autour, une immense, une aride solitude où les lignes de fuites et les pistes à emprunter si semblables et innombrables paraissent parfois, malgré l’ampleur de l’espace, vaines et oppressantes jusqu’à éveiller une confusion située entre la perte et un excès inhabituel de liberté. Dédale de solutions à ciel ouvert dont il est possible de s’extraire à tout moment mais qui prolonge notre présence par l’étrange volonté de sa matière.
J’ai passé dix jours à sillonner sans cesse ces pistes, ces chemins agricoles, ces espaces à la fois vides de présence humaine et pleins d’empreintes imperceptibles. Vastes paysages et pertes de vues, terres asséchées, ocre dominant, murets de pierres, rocaille et cruels horizons, villages délaissés et fantomatiques édifices, ruines éparses et dispersées, vautours, vent et silence, odeurs de thym, de lavande et d’absence, pourtant… Ce lieu exerce une attraction difficile à nommer, quelque chose d’intrinsèque à une disparition qui ne parviendrait pas à s’achever encore tout à fait, une grâce de l’abandon soudain dont les pierres auraient gardé la mémoire comme elles détiennent celle des siècles passés. Et puis, il y avait en filigrane la présence de ceux par qui j’étais venu jusqu’ici.
Dans ces conditions, pas question de montrer seulement ce qui semble avoir résisté, ce ne serait pas juste. Le constat de fuite, de désertion, d’abandon prédomine sur tout état de résistance tel qu’il subsiste par ailleurs, souvent sourd et à l’occasion pittoresque. Pas question non plus d’illustrer un site mais plutôt utiliser l’image comme esquisse d’un rapport confidentiel avec les formes et les éléments présents, leur lointaine énigme qui ne peut se résoudre et à laquelle on ne peut se résoudre.
* »Ce sont rivières, nos vies, Qui descendent vers la mer De la mort. Là s’en vont les seigneuries »
Extrait de Stances sur la mort de son père de Jorge Manrique traduit du castillan par Guy Debord (éditions Le temps qu’il fait – décembre 1995).
Habitées par la substance minérale spécifique à cette région, les images traitées en laboratoire avec un procédé qui leur apporte une pigmentation et un grain particuliers, conférent aux matières et aux surfaces qu’elles explorent, une dimension abstraite et sensitive. Ce traitement long et souvent aléatoire fait de chaque tirage argentique une épreuve unique.
Les épreuves contrecollées sur plaques d’aluminium sont à l’air libre, le procédé de développement utilisé justifiant ce choix.
Si les photographies, présentées sous la forme de polyptyques, privilégient un rythme qui fait écho à la dramaturgie du récit d’Alice Becker-Ho, leurs sujets sont peu à peu détournées de leur identité première, de leur condition réelle pour finalement leur retirer toute connotation temporelle. La ligne d’horizon devient alors un noir profond, une issue impénétrable et pourtant inévitable, où se révèle le sens des Stances sur la mort de son père du poète Castillan Jorge Manrique (1477) et de sa traduction par Guy Debord, l’un de ceux qui découvrit Rello en cet été 1970.
Une variation autour de la mort, de la persistance du souvenir et de la résonance de l’écrit sur l’acte photographique.
Là s’en vont les seigneuries (éditions Le temps qu’il fait – avril 2003)
EXPOSITIONS >
Centro Luigi Di Sarro, Rome (extraits) – octobre 2013
Théâtre de la Commune – Centre dramatique national d’Aubervilliers – avril 2005
Galerie Oberkampf, Paris (extraits – accrochage collectif) – juillet / août 2004
Le pavillon jaune, Paris (version augmentée de formats 80X120cm) – mai / juin 2004
Galerie Oberkampf, Paris – octobre / décembre 2003
Le pavillon jaune, Paris – mai / juin 2003
Galerie toutes latitudes, Vincennes – mai 2003